Pensées volantes ; être et appartenir

Cher journal,

— « Le Maroc c’est quoi ? » « Où se trouve le Maroc ? »

— « Je ne sais pas exactement où se trouve le Maroc, mais si vous montez sur un chameau qui va vers le sud, suivant le vent et les étoiles, vous y arriverez », « Et si vous êtes pressé, vous pouvez toujours prendre un tapis volant ».

Nous avons tous ri, ma réponse était drôle, nous avons partagé le même rire et la même ignorance, dans notre ignorance, nous étions égaux. J’ai ri et j’ai fait rire les autres, ce jour est un jour d’intégration et d’humiliation.

Je t’avais dit que je connaissais à peine mon pays, je tremble à l’idée de venir d’un seul endroit, je me sens vague et confus, mais tu es le seul à le savoir.

Si je pouvais répondre à cette question à ma manière, j’aurais dit : je viens de ma mère et de mon père et de sa mère. J’aurais dit : je suis africain et arabe et berbère et musulman, je ne sais pas définir précisément ces mots et ça m’importe peu, puisque là d’où je viens vraiment ce sont deux bras grand ouverts, l’un est la mer, l’autre c’est l’océan, les deux se déversent dans ma poitrine et je suis incapable de choisir. Je viens du pays arabe le plus à l’ouest, là où le ciel se couche en laissant derrière lui des champs de tournesols à perte de vue, des racines dans cette terre et des têtes qui tournent vers chaque horizon, à la recherche de la lumière.

Je viens de la terre après la première pluie et je voue un culte secret à son odeur, je m’incline devant les rubis que l’on remarque à peine dans les crânes écrasés des femmes, devenus des couronnes sur les têtes des hommes, dans un pays qui va vite, le roi est sur son jet-ski, quand les millions traversent un désert où tous les rêves sont produits dans des langues étrangères, sans sous-titres.

Je viens de ma mémoire, de mon présent et de l’avenir que j’espère.

Mon sens d’appartenance est fracturé, je suis obligé de me cacher parmi la foule des enfants, j’ai tant à apprendre, je serai toujours un enfant qui hésite entre et entre.

Parfois, je me souviens que je suis accusé de haute trahison par les mêmes qui ont volé mon identité, mon cœur tremble, il est difficile d’imaginer comment une même culture peut vous construire puis vous montrer du doigt.

Si l’identité arabe était un puzzle, le mien est fait de souvenirs, de croyances, de confrontations, de cours d’histoire, de la religion et puis surtout des chansons. Mon enfance est une chanson moyen-orientale où l’amour, la nation et dieu se confondent dans les soupirs des berceuses.

Les enfants ignorent Jurgi Zaydan et Gamal Abdel Nasser et 1958, les enfants ne peuvent pas croire à un grand empire musulman ni à l’existence d’un grand dieu qui les a bordés avec l’océan atlantique à l’ouest et avec l’océan indien à l’est, seulement pour qu’ils vivent au centre du monde. 

Mais les enfants connaissent Oum Kalthoum, Abdel Halim, Warda et Sabah

Les enfants connaissent :

« Un mot doux, deux mots doux

Doux comme toi mon pays 

Une douce chanson, deux douces chansons

Douces comme toi mon pays… »

J’écoute ces mêmes chansons, aujourd’hui, je les regarde d’un œil nouveau, je les trouve résolument européennes, mes chères chansons n’appartiennent pas qu’à moi, elles ne ressemblent même pas à mon enfance, je me rends compte que j’ai grandi en faisant l’effort de leur ressembler. Il a fallu du temps, il fallait mourir.

Chaque chanson m’arrachait un peu plus de mon unisson élémentaire avec  la nature, je devenais de plus en plus silencieux, les chansons continuaient.

Mes héros étaient alors des jeunes hommes et des jeunes femmes, en costumes et en robes de soirée, chantant la colère du peuple, chantant la révolution…

Je me souviens avoir immédiatement aimé ces chansons, sans la moindre pensée, la magie d’Hollywood est irrésistible. 

Je savais que les chanteurs ne pouvaient ni avancer ni reculer, ils étaient figés dans la peur, ils flottaient dans une bulle surréelle, faite de jeunesse naïve pour une jeunesse naïve, une grande nation arabe, libre et unie, une illusion.

Les paroles des chansons sont en arabe et c’est le seul moyen de les reconnaitre comme un produit de la région. Est-ce que parler arabe fait de vous un arabe ?

Mon identité est fracturée mais je trouve une belle consolation dans l’idée de venir de ma langue natale.

Est-ce que je serai anglais et américain et canadien et australien le jour où je parlerai couramment l’anglais ? Qui sait ?

« Beaux sont nos étendards

Belle est notre victoire

Belle est notre unité

Une mélodie qui résonne entre les deux océans

De Marrakech à Bahreïn

 Au Yémen, à Damas et à Jeddah

 La même chanson pour la même unité

 L’unité du peuple arabe

 Ma chère nation, ma grande nation »

Ramo