« J’ai travaillé dans plusieurs domaines qui se sont présentés par hasard ».

Interview de Mateo Gómez Nicholls (Musicien, marionnettiste et bijoutier né en 1989 à Bogota, Colombie.)  Réalisée entre janvier et février 2021 par Santiago Londoño Montoya @mateopictor

1. Comment t’appelles-tu, quel âge as-tu, et d’où viens-tu ?

Je m’appelle Mateo, j’ai 31 ans. Je suis né en Colombie et en Argentine, à deux moments différents de ma vie ou quelque chose comme ça…qu’est-ce que j’en sais ? 

2. Où habites-tu et depuis combien de temps ?

Je vis à Buenos Aires, en Argentine, depuis dix ans maintenant. 

3. Dans quoi as-tu travaillé (dans ton pays d’origine) et sur quoi travailles-tu actuellement ?

Dans mon pays d’origine, j’ai travaillé dans plusieurs domaines qui se sont présentés par hasard. J’ai travaillé dans une auberge qui appartenait à mon père. La nuit, j’ouvrais les portes. J’illustrais aussi des mots dans des livres, je collais des affiches publicitaires dans les rues, c’était vraiment bien. Marcher, marcher, marcher et voir la vie quotidienne de la ville de Medellín. J’ai aussi travaillé avec un groupe de rock… c’était beau. Et dans le théâtre, et ce qui tourne autour. 

Actuellement, en Argentine, je suis serveur quatre jours par semaine. J’aime beaucoup. Vraiment, c’est un travail que j’apprécie. J’aime les gens et j’en profite de manière générale. Je travaille sur un film, je fais la musique. Un processus plus lent qui prend deux ans. C’est beau aussi. Donner de la vie et des sons aux images du film, un film d’animation : c’est très agréable de voir comment les textures, les objets et tout le reste, avec le travail que l’on fait, lui donnent vie. C’est très beau. Oh, et j’oubliais, je suis aussi bijoutier. Je fabrique des amulettes avec des métaux et des pierres, c’est un travail qui m’a procuré beaucoup de plaisir et a généré quelques revenus pour (acheter) les petites choses.  

« Pour moi, voyager signifie s’exposer ». 

4. Pourquoi as-tu quitté ton pays ?

Je suis parti… c’est encore confus, je ne comprends toujours pas vraiment pourquoi je suis parti. Je pense que c’était l’idée d’apprendre à connaître d’autres façons, de sortir un peu du patriotisme consistant à vouloir s’enraciner dans un seul endroit. C’était plutôt l’idée romantique de faire le tour du monde, qui ne s’est manifestement pas réalisée, puisque je suis venu ici et que j’y reste pour l’instant. 

5. Qu’est-ce que cela signifie pour toi de changer de pays ?

Cela signifie se lancer dans un abîme et vouloir conquérir quelque chose en moi-même. 

6. Nous connaissons tous un peu l’histoire récente de la Colombie, penses-tu qu’elle t’ait poussé à prendre la décision de quitter le pays, au-delà d’une romantisation du voyage ?

L’histoire de la Colombie, en particulier la violence, m’a donné envie de me rendre dans un autre pays… mais j’ai réalisé que la violence que je fuyais était en fait la même. Du moins, dans toute l’Amérique latine, nous avons goûté à cette même violence, donc rien n’a vraiment changé. Je pense par contre que partir m’a aidé à la trouver… à  voir ma Colombie avec des yeux différents. Ici, j’ai pu redécouvrir mon pays d’une autre manière, j’ai pu l’aimer et voir les choses merveilleuses qu’il possède et que je n’arrivais pas à voir sur place. 

7. Cette idée romantique du voyage a-t-elle été en accord avec la réalité ?

Oui. J’ai quitté la Colombie avec en tête l’idée d’être musicien, et quand je suis arrivé en Argentine, la musique a commencé à perdre de l’importance, d’autres formes d’art ont commencé à me solliciter, alors qu’en Colombie je ne les aurai peut-être jamais approchées. J’ai rencontré ici une sorcière qui a insisté pour que je me consacre aux bijoux, elle avait l’intuition que cela me rendrait très heureux et c’était vrai.  

8. Qu’est-ce que le voyage pour toi ?

C’est s’exposer, sortir des zones de confort et pouvoir franchir ces lignes qui nous limitent. Une fois que vous les avez franchies, vous êtes déjà en route.  

9. Par conséquent, te perçois-tu comme un voyageur ou un exilé, ces deux composantes ne cohabitent-elles pas dans ton identité ?

J’ai l’impression d’avoir quitté mon pays en tant qu’exilé, d’une certaine manière, parce qu’il est vrai que je suis parti en colère avec ses formes, son idiosyncrasie, son esthétique. Je suis parti fâché, en croyant que j’étais un voyageur. Mais ici, j’ai pu retrouver les formes, les particularités, l’esthétique de mon pays, et la possibilité de les voir de loin et de très loin m’a permis de m’en rapprocher. Ainsi, le combat intérieur qui était le mien quand je suis parti a disparu. Maintenant, je suis un voyageur. Je suis ici en Argentine depuis dix ans, ou onze, je ne me souviens pas ; et j’ai le sentiment d’avoir accompli un cycle ici, et je sens que je devrais soit y retourner pendant un certain temps, soit commencer à chercher un autre endroit pour continuer à me redécouvrir. 

10. Que signifie être un étranger pour toi ?

Il est inévitable de ne pas y voir l’idée romantique de quelqu’un qui veut découvrir de nouveaux mondes et qui se jette dans le vide. Parce qu’être un étranger ce n’est pas seulement changer d’endroit. Quelqu’un peut se rendre sur un autre continent et ne pas s’être détaché mentalement ou émotionnellement de son lieu de départ. 

Pour moi, il ou elle finit par devenir un auto-exilé ou un exilé et non un voyageur. Il s’agit de laisser derrière soi d’anciennes coutumes pour se nourrir de nouvelles et pouvoir revenir à l’origine avec une perspective différente. C’est du moins, comme ça que je le vis.  

11. Et si tu devais retourner dans ton pays ?

Ce serait avec l’idée de revenir au point de départ, à l’origine de la tragédie, je veux dire… de la naissance. Je pense que le retour au troupeau dans lequel vous avez grandi vous fournit des repères pour comprendre les changements internes, tout comme ceux de votre environnement, et cela engendre de la satisfaction, à condition que vous y retourniez consciemment et par désir. J’y retournerais donc en partie pour renouer avec les gens avec lesquels j’ai grandi. Ce serait essentiellement pour cette raison. 

« Ma vie est mon œuvre, sinon elle serait très ennuyeuse ». 

12. Comment le fait d’être étranger a-t-il influencé ta vie et ton travail ?

Cela m’a énormément influencé dans ces deux domaines, qui sont pour moi la même chose. Ma vie est mon œuvre, sinon elle serait très ennuyeuse. Ce serait comme une mémoire qui collectionne les connaissances mais ne les fait pas voler. Vous devez vous laisser aller et, dans ce mouvement, façonner votre vie. Se reconnaître, changer, échanger, essayer…, et finalement cela se reflétera dans votre travail.  

13. Que signifie être un artiste pour toi ?

Être un artiste, pour moi c’est être éveillé, être comme une éponge : absorber et prendre conscience des choses qui dorment. Je pense que l’artiste déchiffre les choses que les autres ne voient pas, et leur en fait part. C’est un transgresseur, qui rappelle des idées oubliées. 

14. Que fais-tu, ou qu’as-tu fait en tant qu’artiste ?

Aujourd’hui, je me consacre à la bijouterie, à la construction d’amulettes avec des symboles anciens et des pierres. Je fais aussi de la musique, je joue du piano. Je fais du théâtre de marionnettes. Et ce qui est beau dans tout ça, c’est qu’une chose m’a conduit à une autre. Une recherche constante, qui ne s’arrête jamais. Et il est très agréable de voir comment toutes ces branches se connectent et vont dans la même direction.  

« Pour moi, l’identité est une chose sur laquelle on travaille ». 

15. Qu’est-ce que l’identité pour toi ?

Je pense que le fait d’être originaire d’un pays interfère avec notre identité, à cause des coutumes. Si vous passez toute votre vie au même endroit, votre identité ne se nourrira et ne grandira qu’avec des choses provenant du même environnement.  

Par exemple, le cycle de l’eau commence dans la mer, va vers les nuages, crée des rivières et retourne à la mer. Si vous restez tout le temps comme l’eau de la mer alors vous ne verrez que ce qui se passe autour de la mer. Il vous manquera les hauteurs des nuages et l’eau douce des rivières, vous ne pourrez pas envisager davantage de possibilités.  

Pour moi, l’identité est une chose sur laquelle on travaille. On construit son identité. L’essence est la base, l’identité est produite par le travail, l’énergie que l’on applique, consciemment ou inconsciemment, à soi-même et aux chemins que l’on prend . 

16. Quelle est ton identité ?

Mon identité en tant qu’être humain, je pense l’avoir forgée sur la base de l’écoute et du silence. Il est important d’écouter sans juger. Cela ouvre des portes. Chaque histoire est merveilleuse et mérite d’être entendue d’une manière ou d’une autre. Je ne veux pas dire par là que je suis d’accord avec toutes les idées ou arguments, mais cela me permet de construire les miens. 

17. Comment te positionnes-tu dans le monde ?

Je me sens comme une petite fourmi de plus. J’aime bien. J’apprécie cette idée. Je pense que nous sommes les pièces d’un grand puzzle, donc ça fait du bien d’être une de ces pièces et de pouvoir en polir chaque coin, chaque ligne et chaque mouvement.  

18. Penses-tu avoir le pouvoir d’influencer les autres avec l’identité que tu as construite ?

Je ne cherche pas le pouvoir d’exercer une influence. Ce n’est pas quelque chose qui m’anime, ni aucun pouvoir en général. Je pense que c’est précisément le besoin d’avoir du pouvoir qui nous fout en l’air. Influencer ou non quelqu’un ne me concerne pas. Je suis plus préoccupé par l’idée d’enseigner et d’apprendre, mais que cela se fasse naturellement.  

« Pour moi, le silence c’est la réceptivité qui permet de comprendre quelque chose ». 

19. Parle-moi un peu plus du silence dans ton expérience de vie ?

Pour moi, le silence est un outil très important à appliquer consciemment dans sa vie. C’est comme la carte de la lune dans le tarot, qui est réceptivité. Pour moi, le silence c’est la réceptivité qui permet de comprendre quelque chose. Je ne sais pas…— par exemple dans le domaine de la musique : si on a deux parties, une qui est calme et l’autre qui est explosive,  et qu’on place un silence entre les deux, alors le passage de l’une à l’autre sera plus fort, parce qu’une intentionnalité s’y affirme. Vous introduisez un silence, et le cerveau traite tout ce qu’il vient d’entendre et puis bang ! Vous « clouez » le deuxième thème, qui est plus explosif, le silence est un pont qui assure un rapport disruptif.  

J’aimerais considérer le silence non pas en tant qu’absence de son mais d’un point de vue psychique et comportemental. Je crois que, pour nous en tant qu’humains, il y a un silence conscient et un silence inconscient. L’inconscient, c’est quand nous nous taisons comme des robots ou des machines sans voir ce qui se passe autour. Et le conscient, c’est quand nous sommes éveillés, dans un état de vigilance.  

Le silence est pour moi un outil de travail extrêmement important pour les êtres vivants que nous sommes, et il est important de l’utiliser consciemment, pour en tirer le meilleur parti. Il me semble qu’il joue un grand rôle lorsque nous sommes en relation avec les autres, non seulement en tant qu’artistes, mais en tant qu’êtres vivants. Dans le tarot, le silence serait la lune —  je parle du tarot parce que c’est un élément très ancien que les êtres humains ont eu pour se connaître et reconnaître. Je crois que le tarot est un miroir de l’âme et de l’esprit. La lune représenterait donc pour moi l’énergie de la réception, et je pense que le silence nous donne cela : réceptivité, vigilance, ouverture, laisser entrer pour transformer. Je crois que le silence conscient nous invite à nous asseoir et à réfléchir, puis à passer à la matière ou à l’action, qui dans ce cas serait le soleil du tarot, que ce soit avec des images ou avec des mots, des sons, des formes. Ce seraient des outils pour passer ensuite à ce que nous appellerions la transgression. Et la transgression dans l’art et dans la vie est importante pour provoquer des chocs dans les esprits silencieux dont je parlais tout à l’heure. 

20. Et que penses-tu des mots, du fait de ne pas se taire ?

Les mots seraient pour moi un outil très important, comme la carte du soleil du tarot, qui est active. Je pense que le mot est action. Le mot, et aussi la couleur, les sons, les notes, les formes. C’est un outil avec lequel vous parvenez à mettre sur la table tout ce que vous avez entendu ou perçu de manière réceptive, puis à lui donner forme dans l’œuvre.  

« … la plus belle œuvre d’art du monde serait une bombe ou un virus qui nous anéantirait tous ». 

21. Pourquoi penses-tu que l’art est transgressif, qu’est-ce qu’il transgresse ?

Pour moi la transgression est liée à l’évolution de quelque chose. Par exemple, si dans un pays de peintres, la norme dit que vous ne pouvez utiliser que la couleur jaune, si vous en restez là et n’enfreignez pas cette norme, alors vous allez perdre le rouge et le bleu, ne pas mélanger le rouge avec le jaune pour obtenir un orange, ou  le jaune avec le bleu pour obtenir un vert. Sans transgression…, si vous ne recourez pas à la transgression comme outil d’évolution et de découverte, vous resterez toujours avec le jaune.  

Il me semble que l’artiste est transgresseur dans la mesure où il réalise avec ses œuvres ou avec ses actions un enseignement ou une idée face à un changement. Nous avons passé de nombreux siècles en tant que société à flatter des choses comme le pouvoir, les choses du monde, ces habitudes devraient être transgressées quotidiennement pour qu’on puisse tester d’autres formes de relations entre nous. Je crois que cela produirait un autre type d’éducation. L’éducation est super importante pour se réveiller, même s’il y a des moments où je suis découragé et où je pense que la plus belle œuvre d’art du monde serait une bombe ou un virus qui nous anéantirait tous. 

« …il est important de s’interroger sur ce qui se cache derrière ce que nous faisons… » 

22. Quelles sont les choses pour lesquelles tu te sens engagé individuellement et socialement ?

Je me sens engagé dans tout ce qui est capable de générer un équilibre.

Je pense qu’il est important d’obtenir un équilibre entre nos obscurités et nos lumières afin de trouver le vrai bonheur qui, pour moi, est la maîtrise de l’âme et de la raison.  

23. Penses-tu que ton art est politique, et si oui, dans quelle mesure ?

Mon art reflète le besoin impérieux qu’ont les humains de donner du pouvoir aux objets et aux symboles. C’est pourquoi, en partie, j’ai décidé… non, je suis arrivé à ça. Oui, c’était une décision, mais en cours de route j’ai réalisé que les bijoux, les amulettes, les talismans et tout cet univers me permettraient de refléter ce que je cherchais. Je crois que l’inconscient est un merveilleux labyrinthe et les symboles, par exemple, sont pour moi des clés qui stimulent l’inconscient, et cela depuis longtemps, depuis des millénaires.  

Toutes les civilisations avaient leurs symboles propres avec lesquels elles trouvaient un équilibre d’une manière ou d’une autre. Les croix égyptiennes par exemple, qui honoraient la vie et la mort. Les symbologies chimériques et astrologiques des Mayas. Et même si notre civilisation repose en grande partie sur la technologie, il y a là quelque chose qui perdure et durera toujours. 

Je sens que mon art a commencé à embrasser le spirituel et le religieux, c’est pourquoi je parlais tout à l’heure de ce que je fais avec les amulettes de protection avec des métaux et des pierres, mais dernièrement j’ai sollicité cette partie plus mentale du concept, j’ai commencé à penser à l’origine des matériaux que j’utilise et ces réflexions m’ont amené à penser à une position politique lorsque j’ai découvert l’exploitation minière et toutes les horreurs qui sont commises par ces industries — tous les dommages qu’elles causent à la nature ou à nos semblables, à la terre. Je cherche comment utiliser des matériaux recyclables tels que le plastique, l’aluminium et à générer une sorte d’alchimie avec tous les déchets que je produis et que nous produisons. Je crois donc qu’il est important de s’interroger sur ce qui se cache derrière ce que nous faisons et, en général, sur ce qui se cache derrière les choses. Je me sens engagé dans la cause du recyclage, je crois qu’il y a là une grande preuve à apporter, un défi créatif à relever.