Entre le marteau et l’enclume : enfants palestiniens de mères jordaniennes.

Je suis Hamza, palestinien, jordanien ou les deux, peut-être même ni l’un ni l’autre. Aujourd’hui, je vous raconte quatre épisodes que j’ai vécus, quatre « tableaux », qui m’ont ouvert les yeux sur la réalité et m’ont permis de voir comment ont changé mes jours, la tournure de ma vie, et mes décisions quotidiennes.

  • Premier tableau: L’enchantement

Année 1999

Après vingt années d’exil Papa a finalement pu rentrer en Palestine. Il est devenu colonel au sein de l’Autorité palestinienne. Depuis, notre situation s’est améliorée. C’est pourquoi je pense à changer d’école.

J’ai 11 ans, je suis de Amman, je suis né ici et j’ai toujours vécu ici. J’habite à Hayy Al-Jami’a al-urduniyya (le quartier de l’université de Jordanie), et j’aime beaucoup marcher dans le quartier, l’ambiance est  sympa, avec les voisins on se connaît. Très souvent, je vais au parc en bas, à côté de la mosquée qui est en face d’une des portes de l’université. C’est tout plein d’arbres et de verdure, comme si nous vivions dans un grand parc sous la protection de nos maisons et de nos murs…

En me promenant dans le quartier, j’aperçois une école qui est dans l’enceinte de l’université. Je me demande : « c’est quoi cette école ? », elle n’est pas loin de la maison et elle est jolie. Pas comme le mienne qui est loin de chez moi, islamique et très conservatrice. Dans mon école, tout est interdit, harâm ! La musique, l’art, le chant, la danse, la culture et les amitiés mixtes, Satan est partout.

Nous sommes pourtant une famille musulmane et pratiquante… mais à l’école je sentais qu’ils exagéraient. Les enseignants disaient de choses pas bien sur celles qui ne sont pas voilées, alors que  Maman ne porte pas le voile ! Ça me choquait beaucoup.

Du coup, je lui en ai parlé et finalement elle a accepté de me transférer dans cette école de l’Université ! Mais ça n’est pas tout ! Dans ma nouvelle école on fait de la musique et du français aussi, il y a des salles pour la musique, pour l’art et pour les travaux manuels. Maintenant, je vais avoir de nouveaux amis et je vais pouvoir rentrer à la maison à pied avec mes copains et mes copines. Je sens que j’entame une nouvelle période de ma vie.

  • Deuxième tableau : La tourmente

Les parents ont décidé que nous continuerions à vivre à Amman, mais mon père resterait en Palestine. Périodiquement nous lui rendions visite et lui aussi, en Jordanie. La plupart du temps, notre visite en Palestine se passait chez Grand-mère, dans la vieille ville à Hébron. C’est le berceau de ma famille et mes proches sont très plaisants. Un endroit à la fois fascinant et terrifiant ! Plein de paradoxes… Avec, dans le centre, des soldats en armes. Et tant de beauté et l’histoire des ruelles et des rues anciennes !  Mais défigurées par des postes de l’armée, des barbelés, des caméras de surveillance, des miradors. Et les colons qui, dans les ruelles, à tout moment déversent sur vous des ordures quand vous vous promenez dans le Souk Al-Qadim.

Durant mes séjours à Hébron (Al-Khalil), mes proches ne manquent pas de me rappeler que je suis de Amman et pas de Hébron. Mon accent, mes vêtements, ma façon de parler sont très différents, et on m’appelle « le Jordanien »… Mais en Jordanie, mes amis me rappellent que je suis khalili , hébronite, fils d’Hébronites.

Sans parler de la route et de l’expérience du pont sur le Jourdain, de la frontière, des contrôles, de l’attente, de  la vue des colonies qui provoquent un véritable écœurement et un accablement — où se mêlent stupeur, déni et refus.

Les visites me rappellent constamment une réalité et un monde parallèles, bien plus grands que moi,  que mon école et toute cette magie que je vis. Le retour de mon père en Palestine changeait beaucoup de choses, c’était comme si la maison était prise dans la tourmente tourbillon, une seule maison coupée entre deux rives, l’intifada, et mes frères qui insistaient pour retourner en Palestine.

Mais l’idée d’un retour est devenue absurde depuis que mon père a été détenu en 2002 dans les prisons de l’occupant.

Lors d’un voyage en Palestine, les agents des frontières jordaniens ont confisqué nos papiers, demandé à ma mère de ne pas poursuivre le voyage et de se faire contrôler au ministère de l’Intérieur à Amman. Je ne comprenais pas exactement ce que ça signifiait. Mais après notre retour en Jordanie ma mère a dû se débattre dans les services du gouvernement, pour conserver nos numéros d’identification nationale, à moi et mes frères. Le numéro national est synonyme de nationalité jordanienne.

Avec le temps, j’ai pu comprendre quelles avaient été les relations, dans l’histoire, entre la Jordanie et la Palestine, dont la Cisjordanie, en particulier, avait été sous le contrôle de la Jordanie jusqu’en 1988.

Pour finir, ma mère a pu conserver son numéro national pour sa nationalité, mais mes frères et moi, non, nous l’avons perdue. La raison ? Mon père est palestinien.

Dans les yeux de ma mère, je perçois des sentiments mêlés. Elle est tiraillée entre une vie, une enfance et l’occupation, qu’elle a laissées en Palestine, d’un côté, et, de l’autre, la bureaucratie, la paperasse.

Comment avons-nous pu été être privés d’une chose fondamentale comme la nationalité aussi rapidement, aussi facilement, comment la vie de toute une famille peut-elle dépendre de l’humeur d’un agent des frontières ?

Et elle, une mère, mariée de surcroît à un prisonnier, comment peut-elle s’occuper de quatre enfants sans nationalité ?

Rentrer en Palestine… Où et pourquoi ? Et comment « rentrer » ? Dans un endroit où nous n’avons pas vraiment été ?

  • Troisième tableau: L’architecture

Chaque été, je vais en France avec mon école, pour un prix peu élevé, cela fait partie d’un programme de bourses. Et à chaque fois je rêve de vivre et de faire mes études dans ce pays. Mon intérêt pour l’art et le dessin m’a poussé à étudier l’architecture.

J’ai posé ma candidature dans des écoles d’architecture en France, mais au bureau compétent rattaché à l’ambassade ils m’ont réclamé mes papiers. C’était la même histoire. Ils m’ont demandé : « pourquoi vous n’avez pas la nationalité jordanienne ? » En France, je devais être enregistré chez les étudiants jordaniens ou chez les Palestiniens. J’arrivais de Cisjordanie ? Ma famille était d’accord ? En toute hypothèse j’étais mal parti.   

Plusieurs mois après avoir obtenu mon bac jordanien, j’ai eu la réponse : « Malgré la qualité de votre demande, nous sommes au regret de vous informer qu’il n’y a pas suffisamment de places » … de la part de deux universités, pas d’une seulement.

Étudier en France, ce rêve s’évanouissait, je me suis rendu compte je ne pourrais solliciter comme les autres filles et les garçons mon classement auprès de l’université jordanienne, ni selon des critères du système international que je n’avais pas suivi. Et, entre la Jordanie et la Palestine, et les places de l’Autorité palestinienne, à quoi ma famille pouvait-elle prétendre… J’étais perdu, tiraillé, je ne savais plus que faire, je ne savais pas où étudier ni ce qui allait m’arriver. Ma famille comprit qu’elle n’avait pas d’autre perspective que d’énormes dépenses pour mes études… alors que nous étions endettés envers l’avocat qui défendait mon père devant les tribunaux des occupants.

Rien ne servait d’insister, je n’étais inscrit nulle part. Mais avec l’aide de connaissances les choses se sont arrangées. Et j’ai fait mes études dans une université privée en Jordanie. 

  • Quatrième tableau : S’échapper

À l’université, le cauchemar du numéro d’identité national me suit comme mon ombre, qu’il s’agisse de détails quotidiens ou de grandes choses. De l’obtention d’une ligne de téléphone mobile, au permis de conduire, auquel les services de renseignement m’ont interdit de me présenter, et à l’immatriculation de ma voiture à mon nom, qui est impossible ! Et aux voyages universitaires en Syrie, au Liban ou en Égypte qui me reposent des vérifications du service « Suivi et contrôle », déshonorées par les tentatives de corruption, et des efforts surhumains de mon cerveau pour effacer leur brutale absurdité, en refusant le fait accompli.

Pendant sept ans je n’avais pas vu Papa,  mais j’ai enfin obtenu un permis de visite en prison par l’intermédiaire de la Croix-Rouge.

En route depuis Amman par le pont Malik Husayn (pont du roi Hussein) vers la Cisjordanie, après il y a les barrages militaires, j’arrive aux contrôles de la prison de Bir Al Saba au nord de la Palestine, où Papa est prisonnier, la stupeur est la maîtresse du lieu…  Quand il m’a vu, mon père est passé devant moi sans me reconnaître. Il m’avait laissé, j’avais 14 ans… et il me découvrait à 21 ans.

Il m’encouragea lors de cette visite, dans nos conversations et dans ses lettres, à tenter de récupérer mon numéro national, et je ne perdais pas espoir. Sinon le mieux était sans doute que j’émigre.

C’est la dernière fois que je l’ai vu. Il est mort en prison en 2013.

*music*

Aujourd’hui, je suis diplômé et je travaille en Jordanie dans une grande société de BTP. Je suis, sur un groupe Facebook, une importante dame jordanienne, Némat Al Habachina. À son retour en Jordanie elle a découvert qu‘elle ne pouvait pas transmettre sa nationalité à ses enfants ! Elle a pu réunir beaucoup de gens et a obligé le gouvernement d’apporter une solution à ce problème. Ce n’est malheureusement qu’après son décès, en 2015, que l’on a créé une « carte des enfants des femmes jordaniennes ».

J’ai obtenu cette carte.

Il était temps pour moi de refaire mon permis de conduire jordanien, que j’avais obtenu, avec du piston, des services de renseignement, j’ai pensé que ce serait plus simple puisque j’avais cette carte. Je me suis présenté, et c’était la même chose, ma demande devait passer par ces services.

Je me suis dit bon OK, ce n’est pas grave, j’ai la carte « d’enfants de Jordaniennes ». Deux semaines plus tard, je reçois un refus… je ne sais toujours pas ce que cette carte a changé.

*Bruit de personnes dans un immeuble*

Il faut que j’essaie une fois encore de récupérer mon numéro national et me voilà dans le service « Suivi et contrôle », avec un dossier inconsistant rempli des détails de ma vie, c’est la période du ramadan, le calme règne.

J’ai demandé à voir le directeur général et ils m’ont introduit chez lui. Je suis à la fois satisfait et inquiet. « Suivi et contrôle » est devenu pour moi effrayant, sinistre, qui me rappelle les droits les plus élémentaires que je n’ai pas. Alors que je suis en train de lui expliquer la situation, le directeur me demande : « Pourquoi toi et tes frères vous n’avez pas rejoint votre père, pour vivre tous là-bas? ». Je réponds que mon père est prisonnier, qu’il y a eu l’intifada, que j’ai toujours vécu ici, que  je suis aussi un fils de ce pays. Là, il hausse le ton : « Écoute mon vieux… je t’ai dit que je ne peux rien pour toi ! … Va en Cisjordanie chez ton père ! »

Je lui ai ai dit « Bon Ramadan ». Et je suis sorti du bureau.

N.B. Ce texte a été écrit pour un podcast produit par la plateforme Sowt.

Écrit par Hamza Abuhamdia